Au cœur de la crise, construisons l’avenir
La pandémie de Covid-19 nous oblige à réinventer notre modèle social, économique et démocratique. Pour être à ce rendez-vous de l'Histoire, un collectif de personnalités publiques propose l'organisation d'une «convention du monde commun», réunissant dans les prochains mois des citoyens, des formations politiques, des associations, des syndicats et des ONG.
- Au cœur de la crise, construisons l’avenir
Tribune. La France affronte un séisme d’une ampleur inouïe. Favorisée par la destruction de la nature, la pandémie a généré une crise économique de grande ampleur, une commotion sociale brutale, notamment pour les plus précaires, et une mise entre parenthèses du fonctionnement démocratique. Elle a révélé l’improvisation des pouvoirs publics face à cette crise majeure. L’engagement extraordinaire des soignantes et des soignants, le courage de celles et ceux qui n’ont cessé de travailler sans relâche au service de tous et le civisme de millions de personnes confinées dans des conditions difficiles appellent une reconnaissance unanime. Dès maintenant, il s’agit d’éviter le pire et de préparer l’avenir. La réparation des dégâts annoncés, la défense des libertés, l’obligation de préparer une société résiliente nécessitent de fortes dynamiques collectives. La crise confirme l’urgence radicale des grandes transitions. De cette impérieuse nécessité, faisons naître une espérance. Nous ne sommes pas condamnés à subir !
Au cœur de cette crise, il nous faut tourner la page du productivisme. Il faut affronter les périls immédiats, s’accorder pour engager la transition écologique et dans un même mouvement les transformations sociales et économiques trop longtemps différées. L’impasse où nous ont conduits les politiques dominantes depuis quarante ans et le capitalisme financier exige une offensive résolue. Avec cette initiative commune, dans le respect de nos différences, nous nous engageons à la hauteur des principes que nos prédécesseurs ont affirmés dans la «reconstruction» qui suivit la Seconde Guerre mondiale. Aujourd’hui, en temps de paix, nous devons faire preuve d’une égale ambition, avec la volonté que les Français s’emparent de ces débats.
L’état d’urgence sociale doit se déployer dès maintenant dans l’ensemble du pays, à commencer par les quartiers populaires et les territoires ruraux, partout où la crise remet à vif la grande pauvreté et les inégalités. Les familles déjà vulnérables, comme celles qui viennent brutalement de plonger dans le chômage et la pauvreté, se comptent par millions. La solidarité nationale doit intervenir pour aider les locataires, contribuer à payer les factures d’eau et d’électricité, par l’aide alimentaire et la fourniture gratuite de masques, par des soutiens exceptionnels individualisés pour que vivent décemment celles et ceux, y compris les jeunes, qui ont vu leur travail et leurs revenus disparaître.
Cette crise doit enfin imposer un basculement des politiques publiques : «sortir» des dizaines de milliers de personnes de la rue, c’est affaire de dignité d’abord, mais aussi d’ordre public sanitaire et social.
Accès à l’emploi
Pour aller plus loin, la France, comme d’autres en Europe, doit imaginer et mettre en chantier dès cette année un nouveau modèle de protection sociale. Pour ces temps de grande transition, il y a urgence à assurer un revenu digne rendant possibles à toutes et tous la formation, l’accès à un nouvel emploi ou un projet professionnel. Compte tenu de la hausse explosive du nombre des sans-emploi, ce serait une faute historique de maintenir la «réforme» de l’assurance chômage de 2020. Il faut permettre dès maintenant à tous les territoires volontaires de mettre en œuvre la belle initiative Territoires zéro chômeur de longue dur&ea cute;e, inspirée des expériences du mouvement associatif. Quant aux travailleurs étrangers en situation irrégulière, soutiers plus anonymes encore de nos économies, leur accès au droit au séjour doit être facilité.
Pour pouvoir mobiliser les énergies de toutes et tous, il faudra inventer et consolider des protections collectives plus adaptées à notre temps, combler les failles majeures que la crise a soulignées, agir pour l’accès à la santé et des retraites décentes. Certains, à l’inverse, manifestent déjà la volonté de réduire les droits sociaux à la faveur de l’émotion générale, notamment sur la question du temps de travail. Nous ne laisserons pas faire, et nous demandons qu’il soit renoncé définitivement au projet de réforme des retraites qui mine la cohésion nationale dont nous avons tan t besoin. Face à la précarité ou aux inégalités femmes-hommes, tous les travailleurs et travailleuses, indépendants, artisans et commerçants, professionnels des plateformes, salariés en CDD, intermittents ou intérimaires, doivent être dotés de droits sociaux individuels complets et d’une capacité réelle de négociation collective.
Le statu quo n’est plus possible. Nous défendons une société de la reconnaissance, qui sache valoriser celles et ceux sans lesquelles elle ne tiendrait pas, dans la crise comme après. Travailleurs de l’aube et du soir, fonctionnaires de jour comme de nuit, soignants et enseignants dévoués, elles (très souvent) et ils sont en droit d’attendre bien sûr des primes immédiates et légitimes, mais aussi une amélioration significative et sans délai de leurs conditions d’emploi et de salaire, à commencer par le Smic. Lorsque ces personnes ont des enfants, la prise en charge par les employeurs des frais de garde, l’organisation de nouveaux centres de vacances dès 2020 avec les mouvements d’éducation populaire seraient aussi de justes rétributions. Le confinement a mis également en exergue la nécessité de reconnaître le féminicide en droit français et de ne plus reporter un plan national d’ampleur contre les violences faites aux femmes et aux enfants, en doublant le budget alloué aux associations venant en aide aux victimes et aux lieux de prise en charge.
Austérité budgétaire
Les Français vivent intensément les effets de l’affaiblissement de notre système de santé. Sous tension bien avant le tsunami du Covid-19, l’hôpital public a été asphyxié par des années d’austérité budgétaire et la marchandisation de la santé. Une loi de programmation doit assurer au plus vite un financement pérenne des investissements des hôpitaux et des Ehpad, rompre avec la spirale des fermetures de lits et permettre la revalorisation des métiers de soignantes et soignants. Cette refondation permettra de retrouver une capacité de prévision et d’anticipation, et les moyens d’affronter collective ment les chocs de grande ampleur. Elle devra également garantir à tout moment la disponibilité des principaux médicaments sur le territoire national. Elle assurera enfin la réhabilitation des soins de premiers recours, efficients et réactifs face à de nouvelles crises et la fin des déserts médicaux, indignes de notre pays.
L’avenir de notre économie et sa conversion écologique se jouent en ce moment. Le soutien public à la survie du système productif est vital. Il doit être associé à une conditionnalité environnementale et sociale exigeante. Des fleurons de notre économie sont au bord de la faillite, avec le cortège habituel de restructurations brutales et de chômage massif. Face à ces risques, la réaction de l’Etat en faveur de l’emploi doit être couplée à la mise en œuvre accélérée de la transition écologique, à commencer par le respect des accords de Paris sur le climat. C’est seulement ainsi que le sauvetage des emplois sera durable. Une politique industrielle crédible implique des choix stratégiques nationaux ; elle se construit dans chaque région avec toutes les parties concernées, entreprise par entreprise, branche par branche. La mobilisation doit intégrer pleinement les enjeux d’indépendance et de relocalisation, de recherche et d’innovation, mis en lumière de façon éclatante dans la crise actuelle.
D’ici la fin de cette année, il appartient à la puissance publique d’identifier avec tous les acteurs les secteurs stratégiques à relocaliser au niveau français ou européen, les chaînes de valeurs à contrôler et les productions à assurer au plus proche des lieux de consommation. Les événements récents confirment une fois de plus les fragilités de l’Europe quand elle se limite à n’être qu’un marché livré aux excès du libre-échange, renonçant à protéger son économie. La signature des traités qui amplifient cet abandon doit être stoppée, et ceux qui existent déjà révisés. Rien ne sera possible sans un pilotage ambitieux du système de crédit, avec un pôle public de financement et la BPI jouant enfin réellement son rôle. La mise en œuvre de nationalisations là où il le faut doit permettre non de mutualiser les pertes, mais d’atteindre des objectifs d’intérêt général. Dans ce but, il faudra aussi miser davantage sur l’économie sociale et solidaire pour mieux ancrer l’économie dans les territoires et impulser le nouveau modèle de développement.
Destruction des habitats sauvages
Cette épidémie et sa propagation rapide sont liées à la destruction accélérée des habitats sauvages combinée à une mondialisation insuffisamment régulée. Elles renforcent l’urgence d’une remise en cause de notre mode de production et de consommation : la transformation écologique de la France est le nouveau défi de notre République au XXIe siècle. Cette prise de conscience des communs naturels à protéger et de l’impasse des modes de consommation actuels est essentielle, tout comme les combats de la gauche. Les propositions des participants de la Convention citoyenne pour le climat et sa m&eacu te;thode ont permis que progressent dans la société des projets d’une grande richesse. Les politiques publiques doivent être au rendez-vous de cette urgence planétaire.
Nous proposons que soit discutée et mise en œuvre rapidement une prime pour le climat, afin d’éliminer en priorité les passoires thermiques et sortir les plus pauvres de la précarité énergétique. Elle accompagnera aussi les travaux de rénovation énergétique rendus obligatoires pour l’ensemble du bâti afin d’atteindre deux millions de logements par an, en privilégiant les rénovations complètes. Des dizaines de milliers d’emplois non délocalisables pourraient être ainsi créés.
La France a besoin également de bâtir un plan ambitieux de transition vers une mobilité durable, pour soutenir l’électrification des motorisations, les modes de transports collectifs et partagés, la relance des réseaux ferroviaires, mais aussi l’extension du droit au télétravail dans des conditions protectrices pour les salariés.
Conçue pour éviter un recours accru aux énergies fossiles, dont les prix baissent du fait de la crise, la Contribution climat énergie doit s’accompagner de mesures de redistribution de grande ampleur pour en compenser les effets sur les plus vulnérables. Une relance publique du soutien à la transition écologique locale est plus que jamais indispensable afin d’impliquer beaucoup plus les territoires et les citoyen·ne·s dans le déploiement des projets collectifs d’énergies renouvelables. Ces investissements supplémentaires dans la transition écologique devront être sortis des critères budgétaires européens.
La refonte des aides de la PAC en soutien des petites et moyennes exploitations doit être accélérée, pour permettre une agriculture respectueuse de l’environnement, la croissance des productions bio, et pour développer le paiement des services environnementaux (stockage du carbone, arrêt des intrants chimiques…). Il faudra enfin donner toute sa place dans nos textes fondamentaux au droit de la nature et mettre en œuvre de façon stricte sur l’ensemble du territoire la politique du «zéro artificialisation nette» et la protection de la biodiversité.
Ces investissements massifs, pour l’immédiat ou le futur, exigent un financement soutenable et équitable. L’engagement de l’Europe en est l’une des clés. C’est une nécessité qui conditionne la survie de l’Union, quand les forces de démembrement prospèrent grâce au manque de solidarité européenne dans chaque moment de crise. On attend de l’Europe qu’elle conduise durablement une politique monétaire à la hauteur du risque actuel, mais aussi qu’elle mette en œuvre des formes inédites de financement en commun pour empêcher une hausse de l’endettement des Etats, en particulier les plus affect&e acute;s par la crise sanitaire. Il faudra aussi dès les prochains mois engager le chantier de la restructuration des dettes héritées des crises successives.
ISF
Tous les pays en ont en effet un urgent besoin pour permettre un nouveau départ et la transformation de leurs économies tellement interdépendantes. Ces financements européens ne sauraient être assortis des mesures d’austérité qui ont creusé entre les peuples des blessures encore inguérissables. Les conditionnalités aujourd’hui se nomment écologie, cohésion sociale et respect de la démocratie. Une transformation profonde des structures de l’Union européenne est indispensable pour rendre possibles ces politiques ambitieuses de solidarité. Cela implique la remise en cause du pacte budgétaire.
Mais l’Europe ne pourra pas régler seule l’addition de la crise. Les Etats devront eux aussi apporter une réponse fiscale et budgétaire dans un esprit de justice. Pour corriger les inégalités creusées au cours des dernières décennies et aggravées par la crise, et pour prévenir l’effondrement de nos sociétés. La France doit rétablir un Impôt de solidarité sur la fortune, mettant à contribution les patrimoines les plus élevés, et renforcer la progressivité de sa fiscalité sur les revenus, notamment ceux du capital, largement érodée depuis 2017. Compte tenu de l’ampleur de s dépenses engagées pour faire face à la crise, elle devra appeler une contribution anticrise des citoyens les plus aisés. La taxation des secteurs qui ont bénéficié de la crise et de ceux qui ont décidé, au cœur de la tempête, de continuer à distribuer des dividendes ou à s’enrichir à l’abri des paradis fiscaux doit être proposée sans délai au Parlement. La maîtrise à l’avenir des écarts de salaires au sein des entreprises participe de ces préalables de justice : au-delà d’un écart d’un à douze, il ne serait plus possible de déduire les rémunérations et les cotisations de l’impôt sur les sociétés. Ces choix sont inséparables d’une action ambitieuse pour que les bénéfices des sociétés multinationales cessent d’échapper largement à la fiscalité française, notamment en les obligeant à une totale transparence sur leurs activités et les taxes payées dans les pays où elles sont présentes. Cette reconquête ne sera complète que lorsque les géants du numérique contribueront par un impôt juste aux efforts d’investissement qui attendent la France et l’Europe.
Ces mesures n’auront de sens et d’efficacité que si dans l’après-crise, une transition démocratique offre à tous la capacité d’agir pour un monde commun. La verticalité du pouvoir fracture la société. Elle alimente l’impuissance et la défiance. C’est l’échec de la Ve République. Seule une refondation de nos institutions permettra de le dépasser. Il est impératif de ne pas confier à un «sauveur suprême» ou au pouvoir technocratique «la sortie de crise», mais au contraire d’augmenter la participation des citoyen·ne·s aux décisions qui les co ncernent et cela à tous les niveaux.
Réussir les transitions exige un développement des emplois publics partout où leur manque cruel se vérifie aujourd’hui. Il faudra aussi rénover l’action publique en inventant les outils, l’organisation, les métiers du secteur public de demain. Rien ne progressera sans des délibérations collectives, valorisant bien davantage les citoyens et leurs compétences, l’éducation, l’innovation sociale et la création culturelle, les territoires, villes et villages.
Cet impératif s’adresse aussi aux entreprises : pour réussir la sortie de crise, il faut y faire entrer la démocratie en associant réellement les salariés à leur stratégie. Cela doit s’incarner dans une codétermination à la française avec la présence de 50% de représentants des salariés dans les conseils de surveillance ou les conseils d’administration des grandes entreprises et le renforcement des pouvoirs des représentants des salariés à tous les niveaux.
Lourde de souffrances inédites, cette période ne doit pas confisquer les espoirs de changement, bien au contraire. Faisons place à l’action collective et à ces premières convergences. Pour être à ce rendez-vous de notre Histoire, nous proposons qu’un grand événement, une «convention du monde commun», réunisse dans les prochains mois toutes les énergies disponibles, les citoyennes et citoyens épris de profonds changements, les formations politiques, les forces associatives, les initiatives que portent syndicats et ONG. C’est une première étape cruciale et attendue pour une alternative démocratique, écologique e t sociale. Nous voulons lui donner la force de notre engagement.
2- La chronique de Recherches internationales
COVID-19 : CRISE SUPRÊME DE LA GLOBALISATION ?
(mai 2020)
HAKIM BEN HAMMOUDA
Ancien ministre des Finances de Tunisie (2014-2015)
La pandémie est en train d’opérer des transformations radicales et une remise en cause sans précédent de notre monde. Ce sont nos rapports avec l’autre, avec la maladie, avec le corps et avec le monde qui sont en plein bouleversement, avec aussi une grande part d’incertitude qui est au centre des angoisses et des peurs sur l’avenir.
La pandémie du Covid-19 est en train de bouleverser notre monde comme nous ne l’avons jamais vu en temps de paix. Par l’ampleur de ces pertes humaines, la rapidité de sa transmission et notre incapacité à arrêter sa propagation, ce virus est à l’origine d’une grande angoisse et d’une peur sans précédent depuis la seconde guerre mondiale.
Mais, en plus des peurs et des fureurs, cette crise sanitaire de grande ampleur est en train de remettre en cause nos modes de pensées et nos pratiques politiques, économiques et sociales au cours des décennies passées. Cette pandémie est venue nous montrer grandeur nature les dérives de notre monde et un productivisme globalisé qui a eu des effets effrayants sur la nature et la société. Parallèlement aux angoisses et aux effrois, le Covid-19 est à l’origine d’une réflexion majeure sur le monde d’avant et nos dérives passées et notre monde à venir.
La globalisation est au centre des questions, critiques voire même rejets dans cette guerre contre la pandémie. Pour beaucoup, cette dynamique présentée par le néo-libéralisme triomphant au début des années 1980 comme une réponse à la crise de l’État-providence et un moyen pour l’individu d’échapper au monde rigide de la modernité et d’atteindre les joies de la post modernité est remise en cause un peu partout. N’est-elle pas à l’origine de la marginalisation du social dans les politiques publiques et dans les choix de politiques économiques ? N’est-elle pas derrière le retrait de l’État dans la gestion et la régulation de l’ordre marchand ? N’a-t-elle pas été à l’origine des dérives financières d’acteurs en quête de profit ? N’est-elle pas finalement à l’origine de tous les désordres et des turbulences que notre monde traverse depuis de longues années ?
Les cinq crises de la globalisation.
La globalisation néo-libérale est au centre des critiques et des remises en cause que nous vivons aujourd’hui face à la pandémie. Et, le Covid-19 semble bien annoncer sa crise suprême et le début de la quête d’un ordre global plus solidaire et porté par les valeurs humaines plutôt que par les intérêts individuels et la recherche effrénée du profit et l’appât du gain.
Et pourtant cette crise n’est pas la première. De notre point de vue, la globalisation a traversé cinq grandes crises et mutations profondes qui auraient dû annoncer sa fin. Mais, elle a toujours réussi à se relever et à s’offrir à la face du monde comme l’ordre ultime des temps post-modernes et la seule forme d’organisation sociale et internationale.
La première est sans aucun doute la crise financière de 2008. La révision de la notation de Moody’s a été à l’origine de la faillite retentissante du mastodonte bancaire Lehman Brothers le 15 septembre 2008. La fin d’une ère pour l’un des fleurons de Wall Street, et le début de l’une des plus grandes crises financières de l’histoire du capitalisme et qui l’a mis au bord du gouffre.
Cette crise a été à l’origine d’une critique radicale de la globalisation néo-libérale et des dérives financières qu’elle a entraînées et qui ont failli emporter le capitalisme. Cette crise sera à l’origine du retour de l’activisme des États pour recapitaliser les grandes banques et les sauver de la faillite, relancer l’économie et échapper à la grande dépression qui s’annonçait et mettre en place les nouvelles règles afin de faire aux dérives des marchés financiers. On pensait que ces grandes réformes allaient sonner le glas de la globalisation débridée et allaient ouvrir une nouvelle page dans l’histoire de notre globalité. Mais, une fois le spectre des faillites en cascades des grandes banques passé, nous avons repris nos habitudes comme si de rien n’était et la globalisation a repris ses droits.
La seconde crise de la globalisation néo-libérale a fait suite aux printemps arabes à partir de janvier 2011. Certes, ces révolutions remettaient en cause l’autoritarisme et la tyrannie toute orientale des régimes arabes. Mais, au-delà des revendications d’une plus grande libéralisation des régimes politiques et l’ouverture de l’ordre politique arabe sur la modernité politique et l’universel des libertés, ces révolutions mettaient en exergue la marginalité et l’exclusion sociale de régimes considérés par les institutions internationales comme des élèves modèles. Les révolutions arabes vont mettre à l’ordre du jour la question sociale et feront l’une des critiques les plus acerbes de la globalisation qui a accentué les inégalités sociales qui seront au cœur des crises des systèmes démocratiques et de la montée du populisme. Cette critique sera documentée dans différentes études et essais qui deviendront des bestsellers globaux et contribueront à délégitimer la globalisation. Ces critiques seront à l’origine de l’arrivée de la question de l’inclusion sociale et des solidarités.
La troisième grande crise est liée à l’accident nucléaire de Fukushima le 11 mars 2011. C’était un accident industriel majeur qui s’est produit suite au séisme et tsunami sur la côte pacifique de Tohoku. Cet accident a rapidement mis en lumière les effets dévastateurs de la globalisation sur la nature et la détérioration de notre environnement avec cette course effrénée au productivisme. Certes, les questions du réchauffement climatique étaient depuis quelques années au centre des débats globaux, mais, sans que la communauté internationale ne soit en mesure de lever de grandes résistances et de ralentir le rythme et la vitesse de la globalisation. Or, Fukushima sera à l’origine d’un changement majeur dans le débat global et les impératifs du développement seront au centre de la quête d’une nouvelle globalité respectueuse de l’environnement et de la nature.
La quatrième crise est liée à un développement majeur survenu au cours de l’année 2013 avec l’avènement de la Chine comme la première puissance commerciale mondiale avec un poids total dans les échanges mondiaux de 11 % dépassant ainsi pour la première fois les Etats-Unis dont la part était de 10,3 %. Certes, la Chine était devenue depuis 2009 le premier exportateur mondial, mais elle va devenir progressivement la plus importante puissance économique mondiale et dans son sillage les nouvelles puissances émergentes dont l’Inde, le Brésil, l’Argentine, la Turquie, l’Afrique du Sud et bien d’autres pays en développement sortis de leur marginalité. L’avènement de ces nouvelles puissances va rompre l’hégémonie occidentale sur la globalisation néo-libérale et l’ouvrir à l’Autre.
Enfin, la cinquième concerne la gouvernance globale et l’avènement du G20 en 2011 suite à la grande crise financière. L’avènement de cette nouvelle institution a montré les limites des formes traditionnelles des mécanismes de coopération internationale de la globalisation néo-libérale dont le G7 et le besoin d’un multilatéralisme nouveau ouvert à la diversité du monde et inclusif pour la marge et les plus faibles. Or, ces nouvelles formes ont été rapidement marginalisées et le G7 a repris ses droits. De même les institutions internationales comme le FMI ou la Banque mondiale ont rechigné à faire les réformes nécessaires pour s’ouvrir aux autres nations.
La crise du Covid-19 ouvre une nouvelle ère dans les crises de la globalisation néo-libérale. Les mutations et les transformations en cours remettent fondamentalement en cause le projet de la globalisation heureuse qui nous berçait depuis de longues années.
Covid-19 et la fin de la globalisation heureuse !
Plus rien ne sera comme avant avaient prévenu responsables politiques, acteurs de la société civile, intellectuels et penseurs. C’est un autre monde que nous devrons nous attacher à définir et à reconstruire ensemble.
Et, probablement l’une des premières grandes révisions concerne la globalisation dont les douces certitudes nous ont bercés pendant plus de trois décennies. Le projet de la globalisation néo-libérale s’est présenté à nous comme la réponse à la crise du modèle de l’État-nation héritée du système westphalien et qui a régi le monde depuis le 17 ème siècle. La globalisation nous offrait d’échapper au monde de la modernité et de nous inscrire dans celui plus joyeux et moins contraignant de la post modernité. Mais, elle favorisait également une sortie de l’État-providence qui éprouvait les plus grandes difficultés à faire face aux incertitudes et aux difficultés du monde d’après-seconde guerre mondiale.
La crise du Covid-19 est en train de remettre en cause la globalisation heureuse qui a dominé le monde depuis les années 1980 et qui a offert le nouveau cadre de formulation des politiques économiques et des grands choix de politique publique. Mais, il faut dire que cette pandémie n’est pas la crise du monde global et qu’elle vient probablement donner le coup de grâce à cette dynamique en panne depuis des années. Nous avons eu la grande crise financière de 2008 qui a montré les dérives de la globalisation financière et l’instabilité qu’elle fait régner sur le monde. Les années post-crise financière ont été aussi marquées par les débats et les critiques sur la montée des inégalités que la globalisation a renforcée.
La pandémie du Covid-19 est venue renforcer la crise de la globalisation et la mélancolie qui la couvre depuis quelques années. Les politiques mises en place aujourd’hui et les choix et les décisions des acteurs économiques sont en train de façonner un nouveau monde et une nouvelle architecture qui vont renforcer la sortie de la globalisation débridée mise en place depuis quelques décennies.
Cette sortie de la globalisation heureuse s’observe nous-semble-t-il autour de six points essentiels. Le premier concerne le retour de la notion de souveraineté et de frontières. Or, rappelons-le la globalisation a été fondée sur l’abandon de cette souveraineté politique, comme économique, au profit des grandes institutions multilatérales comme des grandes firmes transnationales. Ce dogme est en train d’être remis en cause aujourd’hui et les grands pays sont en train de se rappeler au bon souvenir de la souveraineté nationale notamment dans la production des industries stratégiques, comme les industries pharmaceutiques, pour faire face aux effets des crises sanitaires. C’est aujourd’hui que le monde, et particulièrement les pays développés, ont découvert leur dépendance pour les produits actifs à la Chine et à l’Inde qui produisent aujourd’hui près de 80 % de la production mondiale de ces produits. Et, les voix de s’élever sur la nécessité de sortir de ce mythe de fin de la souveraineté pour reconstruire les activités stratégiques abandonnées jusque-là.
La second point dans la remise en cause de la globalisation concerne le retour de l’État et le rôle prépondérant qu’il est en train de jouer dans la gestion de cette crise et qu’il continuera à jouer dans le monde d’après. Ce retour fracassant de l’État dans la lutte contre les effets sanitaires de la pandémie comme dans la gestion de ses dimensions économiques et sociales ont fait voler en éclat les anciennes conceptions du rôle régulateur de l’État et la nécessité de limiter ses interventions dans la correction des imperfections du marché qui étaient au cœur de la globalisation triomphante. Or, aujourd’hui on assiste à ce retour qui ne s’arrêtera pas de sitôt.
Le troisième point de cette remise en cause de la globalisation heureuse concerne le retour du social. La montée des inégalités et les débats majeurs qu’elle a suscités ont montré les limites de la globalisation et sa contribution dans cette marginalité croissante. Aujourd’hui, la pandémie de Covid-19 est à l’origine d’un retour du social et d’une plus grande prise en compte de l’effort de solidarité et des investissements dans la santé et dans l’éducation par l’État et pour créer une nouvelle sociabilité.
Le quatrième point est lié à la globalisation de la production et le développement des chaînes de valeur mondiale qui a favorisé une grande division du travail au niveau mondial et qui a fait de notre monde un petit village. Certes, cette tendance a été fortement remise en cause au cours des dernières années avec la montée des guerres commerciales, particulièrement entre les États-Unis et la Chine. La pandémie du Covid-19 est en train de remettre en cause cette tendance et d’appeler à un retour des États-nations et des régions.
Le cinquième point est en rapport avec la financiarisation qui a constitué un fondement essentiel de la globalisation et un pendant essentiel de celle de la production. Certes, la crise de 2008 a contribué à égrener ce mythe et les normes de risques mises en place avec Bâle 3 ont été à l’origine d’un repli des grands groupes bancaires et financiers sur leurs bases nationales ou régionales. Cette tendance va s’accentuer avec la nouvelle crise et la démesure financière de la globalisation sera certainement remise en cause.
Enfin, le dernier point concerne la gouvernance de la globalisation et la tentation de limiter le rôle et la place des institutions de gouvernance mondiale comme les Nations unies, l’OMC, la Banque mondiale ou le FMI. Or, la crise de la pandémie du Covid-19 a montré l’importance des institutions multilatérales dans la gestion des crises globales, pourvu qu’elles soient à l’écoute des plus faibles et des plus démunis.
La pandémie Covid-19, comme toutes les épidémies dans l’histoire de l’humanité, est en train d’ouvrir une nouvelle ère dans l’histoire de l’humanité. La crise a entamé le mythe de la globalisation heureuse porté par le mythe néo-libéral. La question qui se pose est de savoir si elle sera la crise suprême du capitalisme qui nous permettra de construire un nouveau monde global plus solidaire, inclusif et durable. Ou la globalisation néo-libérale reprendra-t-elle ses droits dès que la crise du Covid-19 sera dépassée ? C’est de nous que dépendra l’issue à cette crise et de notre capacité à reconstruire le projet démocratique et solidaire mis à mal à travers le monde par l’égoïsme et la vanité du projet néo-libéral.
Cette chronique est réalisée en partenariat rédactionnel avec la revue Recherches internationales à laquelle collaborent de nombreux universitaires ou chercheurs et qui a pour champ d’analyse les grandes questions qui bouleversent le monde aujourd’hui, les enjeux de la mondialisation, les luttes de solidarité qui se nouent et apparaissent de plus en plus indissociables de ce qui se passe dans chaque pays.
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