Les sociétés militaires privées : des acteurs au cœur des conflits

Depuis le milieu des années 90, le GRIP a développé une expertise importante sur les dynamiques des conflits en Afrique subsaharienne et plus particulièrement en Afrique centrale (dont la région des Grands Lacs et celle du pourtour du lac Tchad), ainsi qu’en Afrique de l’Ouest (y compris l’espace du golfe de Guinée). Nous proposons une approche axée sur l’appréhension et la compréhension de ces crises dans leurs multiples dimensions (politique, économique, socio-culturelle et environnementale) afin d’aborder la question de la sécurité humaine sous ses différents aspects.

Les sociétés militaires privées : des acteurs au cœur des conflits

Par

 Amandine Dusoulier

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24 mars 2020

Depuis le début de l’instabilité au Sahel et l’intensification de la violence, les opérations militaires nationales, sous-régionales et internationales se sont multipliées. Les sociétés militaires privées (SMP) font partie des acteurs sécuritaires déployés dans ce contexte.

Crédit photo : SMP dans la Green Zone de Bagdad (US State Department)

Bien qu’un coup de projecteur soit mis actuellement sur la présence de ces firmes dans plusieurs pays, leur apparition n’est pas récente. Depuis la fin de la Guerre froide, les SMP ont connu un essor exponentiel dans le monde. Engagées autant par des États que des sociétés privées, ces entreprises sont parvenues à se tailler une part du marché de la sécurité privée, entre autres grâce à leurs activités en Afghanistan et en Irak au tournant du XXIe siècle. Leurs domaines d’activité peuvent être classés en trois catégories[1] : les opérations de combat de première ligne, ensuite les fonctions de conseil et d’entraînement, et enfin la logistique, la maintenance et la collecte de renseignements pour les forces armées nationales.

Afin de mieux cerner le phénomène de la privatisation de la sécurité en zones de conflit et ses conséquences, cet éclairage revient sur le contexte qui a vu naître ces sociétés, leurs rôles et caractéristiques. Nous nous pencherons également sur l’encadrement juridique desdites entreprises. Enfin, nous traiterons de la présence des SMP en Afrique subsaharienne et les problématiques qui l’entourent.

Selon le chercheur Željko Branović, le terme de privatisation tel que défini dans le secteur de la sécurité renvoie à l’idée d’« un acteur privé qui fournit de la sécurité ou agit d’une manière habituellement propre à l’État[2] ».

Les SMP définies comme « des entreprises commerciales axées sur les bénéfices qui fournissent des services militaires et de sécurité[3] » sont parfaitement en mesure d’endosser ce rôle et donc susceptibles de remplir des fonctions régaliennes. Bien qu’il s’agisse le plus souvent d’une distinction théorique, il convient de différencier les sociétés militaires privées (SMP) des « entreprises de sécurité privées[4] » (ESP) dont les activités sont principalement tournées vers la surveillance et le gardiennage. Beaucoup d’organisations collaborent avec ces ESP. C’est le cas notamment de l’ONU dans le cadre de la Mission multidimensionnelle intégrée des Nations unies pour la stabilisation au Mali (MINUSMA)[5] ainsi que la Mission multidimensionnelle intégrée des Nations unies pour la stabilisation en Centrafrique (MINUSCA) lorsqu’il s’agit du gardiennage des camps onusiens déployés dans les pays respectifs. Toutefois, dans cet Éclairage, nous mettrons la focale sur les sociétés qualifiées de « militaires » dont le travail est souvent plus flou et contesté.

Bien que les contrats passés entre SMP et acteurs gouvernementaux ne soient mis en lumière qu’après les attentats du 11 septembre 2001, leur apparition en tant que telle remonte aux années 1980. Cette décennie est marquée par d’importantes pressions budgétaires dont les premières victimes ont été les États. Incarnée par la Première ministre britannique Margaret Thatcher et le président américain Ronald Reagan, la privatisation était alors en plein développement[6]. À la fin de la Guerre froide, de nombreux pays ont rationalisé leurs capacités de défense. Cette réduction des armées occidentales a provoqué une arrivée massive, sur le marché de la sécurité, d’armes et de soldats (Liberia, Angola, etc.)[7]. Plusieurs pays occidentaux ont alors fait appel au secteur privé pour assurer, à leur place, certaines fonctions militaires dans les pays où leurs intérêts étaient jugés limités et le risque sécuritaire élevé[8]. Des SMP (MPRIBlackwater, etc.) se sont particulièrement illustrées durant les guerres post-soviétiques en ex-Yougoslavie, Afghanistan, Irak, etc. Depuis lors, ce phénomène n’a cessé de prendre de l’ampleur.

Précisons d’emblée qu’il ne faut pas confondre les militaires travaillant pour des SMP officielles avec des mercenaires freelance. En effet, les premiers sont liés par un contrat signé avec une entreprise ayant un statut juridique, alors que les seconds sont directement engagés de manière individuelle par des gouvernements voire des groupes rebelles. Ces SMP sont des sociétés qui fonctionnent selon une logique de marché et donc de rentabilité (cf. coûts/bénéfices). Structurées et organisées, elles font appel à des personnes ayant reçu une formation militaire[9]. Elles suscitent également l’intérêt de divers acteurs grâce à la variété des services proposés. Leur offre va de la participation à des missions de combat à la protection de sites d’extraction, en passant par la formation de forces armées locales et de gardes du corps présidentiels ainsi que l’évacuation médicalisée aéroportée de soldats et le soutien logistique[10]. En outre, elles ont réussi à se construire la réputation d’être plus rentables, parfois mieux entrainées, plus flexibles, aisément mobilisables et occasionnellement plus neutres que les armées régulières[11]. Elles sont aussi appréciées pour leurs prix compétitifs[12]. Un autre « atout » – particulièrement intéressant lorsque ces sociétés travaillent pour le compte de gouvernements – est le fait qu’elles permettent « le déni plausible[13] » et « l’absence de preuve[14] » au bénéfice des États. Ces derniers risquent donc beaucoup moins de se retrouver confrontés à leurs responsabilités. Enfin, n’oublions pas que l’externalisation de certaines activités militaires permet de conserver le soutien de « l’opinion publique [qui] ne supporte plus de voir ses soldats mourir au combat[15] ». Toutefois, ces atouts ne doivent pas occulter les « guerres en sous-traitance[16] » et les abus possibles.

Les SMP et le respect du droit international

Plusieurs cas de dérives de ces sociétés ont soulevé la polémique au cours des dernières années. Une des affaires les plus médiatisées est celle du centre de détention américain d’Abu Ghraib (Irak), où des soldats des forces armées américaines ont torturé et humilié des détenus entre 2003 et 2004. Engagées par l’armée des États-Unis, les SMP américaines CACI et L-3 Services Inc.[17] (une des filiales d’Engility Holdings Inc.) ont été poursuivies par des cours de justice américaines à la suite de plaintes d’ex-détenus[18] pour avoir pris part à ces violences. Concernant CACI, les charges ont été plus lourdes puisqu’elle a été accusée d’avoir fourni des interrogateurs[19]. Comme le rappelle Amnesty International[20], cette affaire n’est pas un cas isolé puisque plusieurs autres SMP opérant en Afghanistan et en Irak se sont rendues coupables d’activités criminelles telles que des mauvais traitements et actes de torture sur des détenus, du blanchiment d’argent, etc.[21]. La dénonciation de ces abus a permis d’ouvrir les débats afin de combler le vide juridique entourant alors l’action de ces sociétés. Déterminer la responsabilité juridique de chaque partie est devenu une priorité dans ce contexte d’externalisation de la guerre où des acteurs privés et publics se retrouvent impliqués dans l’action armée, sphère dédiée communément à l’État régalien[22].

À cet égard, le Document de Montreux compte parmi les textes emblématiques de la démarche de régulation internationale de ces firmes. Présenté en 2008 par le ministère suisse des Affaires étrangères et le Comité international de la Croix-Rouge (CICR), le texte vise à clarifier les obligations juridiques de ces sociétés concernant le droit international humanitaire et les droits humains[23]. Outre la définition des responsabilités réparties entre l’État engageant l’entreprise (« l’État contractant »), celui accueillant l’intervention (« l’État territorial ») et celui dans lequel la société militaire est enregistrée (« l’État d’origine »)[24], le Document de Montreux répertorie les bonnes pratiques en matière de collaboration avec les SMP. Aujourd’hui, le Document de Montreux est soutenu par 56 pays (dont cinq du continent africain : Afrique du Sud, Angola, République de Madagascar, Sierra Leone et Ouganda) et trois organisations internationales (Organisation du traité de l’Atlantique nord (OTAN), Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE) et Union européenne (UE))[25]. Dans la continuité de cette initiative, s’inscrit le projet de Convention internationale sur la réglementation, la surveillance et le contrôle des sociétés militaires et de sécurité privée datant de 2009[26]. Le Groupe de travail onusien sur l’utilisation de mercenaires comme moyen de violer les droits de l’homme et d’empêcher l’exercice du droit des peuples[27] à l’origine de ce projet produit annuellement des rapports consacrés à l’influence des activités mercenaires dans divers pays et domaines et continue d’appeler les États à élaborer une convention internationale en la matière. Dans son rapport annuel (A/74/244-2019), le Groupe revient sur « l’absence de responsabilisation et de voies de recours utiles pour les victimes, en cas de violations des droits de la personne commises par ces sociétés et les membres de leur personnel[28] ». Enfin, mentionnons le Code de conduite international des entreprises de sécurité privées de 2010, que plus de 700 entreprises militaires et de sécurité privées ont accepté de signer en 2015[29]. Sa particularité est qu’il est contraignant pour les entreprises signataires.

Les SMP en Afrique subsaharienne : un aperçu du paysage

L’industrie de la sécurité privée possède une longue histoire sur le continent africain, favorisée par deux éléments : la faiblesse des institutions gouvernementales de certains pays et la richesse de ses sous-sols[30]. Engagées directement par les gouvernements ou les puissances étrangères actives sur les territoires nationaux, lesdites entreprises sont de nationalités diverses. À côté de firmes françaises (Secopex), britanniques (Aegis Defence Services Ltd.), américaines (Erickson Inc., Berry Aviation Inc., etc.) et ukrainiennes (Omega Consulting Group)[31], nous retrouvons des sociétés russes comme Wagner Group.

Ces dernières années, elles sont présentes dans diverses régions comme le Sahel, fragilisé par le terrorisme transnational, les remous de la révolution libyenne de 2011 et la crise malienne née de la rébellion touarègue et le coup d’État du 22 mars 2012.

Les SMP en Afrique subsaharienne posent toutefois plusieurs problèmes. Tout d’abord, le Groupe de travail onusien sur l’utilisation de mercenaires comme moyen de violer les droits de l’homme et d’empêcher l’exercice du droit des peuples avance que les législations nationales de plusieurs pays d’Afrique se consacrent exclusivement aux ESP[32]. C’est le cas notamment de la loi malienne[33], qui ne traite que des sociétés fournissant de la surveillance, du gardiennage, du transport de fonds et de la protection de personnes et exclut celles proposant des prestations militaires[34]. Un tel état de fait nuit à l’efficacité du contrôle des SMP. Outre ce problème, une certaine opacité règne autour des activités de ces firmes en Afrique. En témoigne le fait que nous ne connaissons que peu de choses sur le nombre de SMP actives en Afrique subsaharienne, leurs effectifs, clients, missions, activités et lieux d’affectation. Une des rares informations mises à notre disposition émane d’un rapport du Pentagone de 2017 qui faisait état de 21 firmes américaines de sécurité privées au Sahel[35]. Enfin, pour certaines SMP, leur nationalité est incertaine. Pour illustrer notre propos, nous pouvons faire référence à la présence russe en République centrafricaine. Depuis 2018, avec l’accord du Comité de sanctions concernant la RCA, le Kremlin a commencé à envoyer des armes et des instructeurs chargés de donner des formations aux forces armées centrafricaines[36]. Ces activités entrent dans le cadre d’un accord de coopération militaire signé entre Moscou et Bangui. Or, selon certaines rumeurs, plusieurs des nationaux russes arrivés sur le territoire centrafricain travailleraient pour le compte de la SMP centrafricaine SEWA Security Services[37].

Conclusion

Les SMP constituent un marché à part entière qui suscite polémiques et questionnements. Louées pour leur efficacité mais critiquées pour leurs dérives, les entreprises militaires privées sont de plus en plus présentes dans divers conflits. Les quelques instruments juridiques encadrant leurs activités ont témoigné d’un effort pour combler le vide juridique en la matière, flou juridique qui continue d’exister toutefois. Néanmoins, le flou qui entoure bien souvent leur présence en particulier sur les théâtres africains soulève des inquiétudes. Aucun des pays en Afrique subsaharienne où leur existence a été attestée n’est signataire du Document de Montreux censé réguler leurs activités.

Soulignons que les législations nationales n’encadrent généralement que les activités des sociétés de gardiennage, de transports de fonds et de biens privés[38].

Le bien-fondé de leur utilisation est également sujet à débat. D’aucuns affirment qu’elles permettent de soutenir la stabilisation de zones touchées par des conflits[39]. D’autres émettent l’hypothèse selon laquelle ces firmes seraient susceptibles, dans certaines circonstances, de prolonger volontairement la durée des hostilités pour maximiser leurs bénéfices[40]. Des experts[41] les accusent aussi de créer uniquement des îlots de sécurité, de renforcer les dysfonctionnements dans les pays d’intervention dotés de gouvernements défaillants, voire même d’empêcher le développement d’institutions étatiques durables. Ces zones d’ombre concernent également la définition même des SMP[42].

Enfin, dans le contexte particulièrement fragilisé du Sahel, où les acteurs sécuritaires sont déjà nombreux et où les groupes armés prolifèrent, l’arrivée de nouveaux acteurs militaires privés ne risque-t-elle pas de nuire aux efforts de paix ? Selon Alan Bryden, « Pour s’assurer que les ESP opèrent de manière transparente et responsable, il faut adopter une approche holistique, axée sur la gouvernance et qui définit clairement les rôles et les responsabilités des gouvernements, des parlements, des organes de réglementation, de la société civile et du secteur de la sécurité privée lui-même[43] ».

Auteure

Amandine Dusoulier est assistante de recherche au sein de la cellule « Conflits, sécurité et gouvernance en Afrique » du GRIP.

 

[1]. Médecins sans frontières, « Private Military Companies », Médecins sans frontières, n.d.

[2]. BRANOVIC Željko, « The Privatisation of Security in Failing States: A Quantitative Assessment », Geneva Centre for the Democratic Control of Armed Forces (DCAF), n° 24, avril 2011, p. 3-4.

[3]. Ibid., p. 5.

[4]. DIOUF Aliou, « Le contexte régional » dans BRYDEN Alan (dir.), La privatisation de la sécurité en AfriqueDéfis et enseignements de la Côte d’Ivoire, du Mali et du Sénégal, Centre pour le contrôle démocratique des forces armées, Genève, 2016, p. 24.

[5]. Ibid., p. 25.

[6]. MAYER Don, « Peaceful Warriors: Private Military Security Companies and the Quest for Stable Societies », Journal of Business Ethics, vol. 89, 2009, p. 389.

[7]. TV5 Monde, « Chute du mur de Berlin : quelles conséquences pour l’Afrique ? [Le Mémo] », TV5 Monde, 21 octobre 2019.

[8]. AKCINAROGLU Seden et RADZISZEWSKI Elizabeth, « Private Military Companies, Opportunities, and Termination of Civil Wars in Africa », The Journal of Conflict Resolution, vol. 57, n° 5, octobre 2013, p. 798.

[9]. BRANOVIC Željko, loc. cit., p. 5.

[10]. KHARIEF Akram, « Au Sahel : des mercenaires payés à 8. 400.000 le mois », L’Express du Mali, 13 août 2019.

[11]. BRANOVIC Željko, loc. cit., p. 14 et AKCINAROGLU, Seden et RADZISZEWSKI, Elizabeth, loc.cit., p. 798.

[12]. AKCINAROGLU Seden et RADZISZEWSKI Elizabeth, loc. cit., p. 798.

[13]. ADAMSKY Dmitry (Dima), « La campagne syrienne de Moscou. Évolution de l’art stratégique russe », Notes de l’Ifri (Russie.Nei.Visions), n° 109, juillet 2018, p. 30.

[14]. Ibidem. Cette expression a été employée par le chef d’état-major des forces armées russes, le général Valéry Gerasimov.

[15]. CONDOMINAS Patrick, « Le boom des sociétés militaires privées », 9 février 2016.

[16]. MAMPAEY Luc et MEKDOUR Medhi, « La guerre en sous-traitance : l’urgence d’un cadre régulateur pour les sociétés militaires et de sécurité privées », Les rapports du GRIP, février 2010, 30 pages.

[17]. Avant d’être nommée « L-3 Services Inc. », cette filiale portait le nom de « Titan Corporation ».

[18]. Ces pratiques ont amené plusieurs groupes d’anciens détenus irakiens à attaquer ces SMP. Trois grands procès ont eu lieu : Saleh et al. v. Titan Corpet al.Al-Shimari v. CACI Inc. et Al-Quraishi et al. v. Nakhla & L-3 Inc.

[19]. POLLONI, Camille, « Les sous-traitants de la torture face aux ex-détenus d’Abou Ghraib », L’Obs, 24 janvier 2017.

[20]. Amnesty International, « Private Military and Security Companies. The Costs of Outsourcing War », Amnesty International USA, n.d. et Amnesty International, « Beyond Abu Ghraib: detention and torture in Iraq », Amnesty International, mars 2006, 48 pages.

[21]. OSAKWE Chukwuma, « Private Military Contractors, War Crimes and International Humanitarian Law », Journal of Military Studies, vol. 42, n° 1, 2014, p. 64 et p. 72 et COLE Matthew et Scahill Jeremy, « Erik Prince in the Hot Sea », The Intercept, 24 mars 2016.

 

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