« Tous les empires ont fait ce constat : la puissance n’est pas seulement une question d’armement, mais aussi de contrôle des céréales »

L’économiste Alessandro Stanziani revient, dans un entretien au « Monde », sur son livre « Capital Terre. Une histoire longue du monde d’après (XIIᵉ-XXIᵉ siècle) », dans lequel il aborde le récit de l’évolution du capitalisme à l’aune du commerce des grains, de la terre et des semences.

 Publié le 9 octobre 2022

Historien et économiste, Alessandro Stanziani est chercheur au CNRS et à l’Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS), où il a rejoint le Groupe de recherche en histoire environnementale. Auteur d’une douzaine d’ouvrages, en anglais et en français, sur l’histoire des marchés et du travail, il milite depuis plusieurs années pour une histoire mondiale et connectée. Spécialiste reconnu de la Russie, il mène aussi ses recherches sur la France et sur l’Inde. Il explore dans son essai Capital Terre. Une histoire longue du monde d’après (XIIe-XXIe siècle) les rapports entre Etat, marché et alimentation.

 

Pourquoi avoir recours à l’« histoire longue » vous paraît-il important pour penser notre monde présent et futur ?

Le slogan du « monde d’après », apparu pendant la crise du Covid-19, manifeste un besoin profond de repenser le temps historique. Il est courant de dater l’entrée dans l’anthropocène [époque géologique où l’influence des activités humaines est prédominante] vers 1780, avec les machines à vapeur et l’essor du charbon. Il est vrai que l’industrialisation, tout en augmentant les capacités productives, a généré beaucoup de problèmes environnementaux. Mais je remarque qu’un problème à la fois très ancien et fondamental pour l’humanité n’a pas été résolu depuis cette époque : celui de savoir comment nourrir le plus grand nombre. Or, ce n’est pas un problème de production : les prophéties malthusiennes sur le manque de nourriture liées à la croissance démographique, depuis cette époque, ont toujours été contredites. Il s’agit d’un problème de distribution et d’organisation des marchés, c’est-à-dire un problème politique.

 

La guerre en Ukraine, qui perturbe aujourd’hui les marchés mondiaux des céréales, doit-elle aussi se comprendre dans une histoire longue ?

Tous les empires dans l’histoire ont pu faire ce constat : la puissance n’est pas seulement une question d’armement, mais aussi de contrôle des céréales. C’est la raison pour laquelle la Russie cherche à mettre la main sur les terres d’Ukraine dès les XVIIe et XVIIIe siècles. Il s’agit d’affaiblir l’Empire ottoman, mais aussi de renforcer sa puissance commerciale. Au moment du blocus continental, sous Napoléon, les Européens se tournent en effet vers elle pour leurs approvisionnements en blé. Mais, à la fin du XIXe siècle, la concurrence étatsunienne va considérablement affaiblir le régime et faciliter la révolution de 1905.

Dans des contextes de guerre, le contrôle sur les céréales passe aussi par le blocage des approvisionnements. En 1933, face à la résistance ukrainienne, Staline réquisitionne les réserves de blé, provoquant des millions de victimes. Cet événement n’est pas isolé. Les famines et disettes « politiques » sont nombreuses aux XIXe et XXe siècles, ainsi en Inde britannique, dans la Chine de Mao ou sous les Khmers rouges, au Cambodge, en 1979.

 

Si ce rôle stratégique des céréales a des racines anciennes, comment appréhender la spéculation sur les matières premières depuis la crise économique mondiale de 2008 ?

Il convient de remonter loin dans le temps si l’on veut bien comprendre la nouveauté de ces phénomènes. Déjà, au Moyen Age, il existait des bourses de commerce permettant de spéculer sur les céréales à travers des marchés à terme. Mais, afin d’éviter les émeutes, tous les régimes cherchent à les limiter. D’abord on constitue des stocks cogérés par les institutions centrales et locales, ensuite les prix sont régulés du fait de fortes contraintes coutumières autour de notions de « juste prix », enfin les communs ruraux aident les familles à faire face aux aléas. Tous ces phénomènes sont bien documentés en Europe, mais aussi en Chine et en Inde.

A la fin du XIXe siècle, l’amélioration des transports éloigne la peur des pénuries et conduit à abandonner la pratique des stocks. Ce phénomène est visible partout, y compris dans les colonies. En contrepartie, il faut sécuriser les approvisionnements à venir. Pour cela on se tourne massivement vers les contrats à terme. Ces échanges, qui portent non sur des produits agricoles mais seulement sur des promesses sur ces produits, n’aboutissent en général à aucune transaction matérielle. Cette spéculation sur les céréales entraîne d’importantes protestations de la part des coopératives et associations de consommateurs. Elle est interdite en 1914, puis, après une reprise éphémère, ne réapparaîtra que dans les années 1980, alors que les protections institutionnelles et coutumières anciennes n’existent plus.

Depuis plusieurs années s’y ajoute une libéralisation des marchés fonciers internationaux et de land grabbing [accaparement des terres] : on peut acheter des terres sans les mettre en culture, massivement et partout, en prévision de spéculations à venir. Ce qu’on appelle « pénuries » de céréales, y compris aujourd’hui avec la guerre en Ukraine, ce ne sont pas de réelles crises de production, mais le résultat de ces phénomènes spéculatifs. Ils sont parfois très anciens mais, ce qui est nouveau, c’est le renoncement à les réguler ou à les interdire.

 

La financiarisation n’est pas la seule manière dont le capitalisme s’est emparé du vivant. Dans votre livre, vous montrez que la génétique joue aussi un grand rôle…

Sélectionner les espèces pour les améliorer est une pratique ancienne qui n’a rien de spécifiquement européen. Les archéobotanistes chinois et indiens ont montré que des riz hybrides existaient depuis très longtemps. Ils ont aussi mis en lumière l’importance des circulations de semences entre l’Asie et l’Europe depuis le néolithique. Avec l’essor des engrais chimiques et les travaux de Gregor Mendel sur la génétique, à partir de la fin du XIXe siècle, on voit apparaître de nouvelles céréales génétiquement sélectionnées. Elles permettent l’essor d’un nouveau capitalisme agraire fondé sur la commercialisation des semences. Mais celles-ci créent divers problèmes comme l’appauvrissement des sols et l’apparition de nouvelles maladies. C’est pour y remédier, mais aussi pour maintenir les profits, que l’on développe, après 1990, les organismes génétiquement modifiés, OGM, qui posent à leur tour de graves problèmes.

On voit des phénomènes comparables avec l’essor inédit de la consommation de viande à la fin du XIXe siècle. Les innovations qu’elle entraîne en matière d’élevage et d’organisation des marchés sont à l’origine de maladies, comme la trichinellose porcine ou la tuberculose bovine, qui passent des animaux aux hommes. Le Covid-19 doit être situé dans une histoire longue des zoonoses et des épizooties, dans laquelle l’élevage intensif marque une rupture récente.

 

En quoi la question de l’alimentation peut-elle éclairer la nécessaire transition énergétique ?

Le travail n’est pas seulement un facteur de production, c’est aussi la principale source d’énergie à l’échelle mondiale jusqu’à une époque récente. C’est là qu’on voit l’importance de l’alimentation, en particulier des céréales.

A partir du XIIe siècle, on voit une intensification du travail, pas seulement en Europe, mais à travers le monde, qui se développe à l’époque moderne avec l’esclavage et d’autres formes de travail contraint. Jusqu’à la fin du XIXe siècle, ce qui frappe est moins le remplacement des travailleurs par des machines que l’intensification du travail musculaire, à la fois humain et animal. Le passage d’une croissance intensive en travail à une croissance intensive en capital est plus tardif qu’on le croit souvent.

S’il y a une « transition énergétique » sous-estimée, c’est bien celle qui a vu la marginalisation du travail comme source d’énergie. Même en Angleterre le travail musculaire représente encore 60 % des sources d’énergie cumulées en 1870. Le remplacement des travailleurs par les machines n’est vraiment massif qu’après cette époque. Dans l’agriculture, il faut attendre 1945 et, dans les pays du Sud, on ne l’observe pas vraiment avant les années 1970 ou 1980. Penser la transition énergétique, c’est repenser la place du travail.

 

La dernière partie de votre livre est consacrée à des propositions politiques. Est-ce là le rôle de l’historien ?

Ce livre relève plutôt d’une économie historique que de l’histoire économique. Les travaux d’histoire environnementale parmi les plus intéressants offrent des récits assez désespérants de la destruction des équilibres écologiques. Ce faisant, ils peuvent donner l’impression fausse que « c’était mieux avant ». C’est pour cette raison que j’ai voulu sortir d’une approche purement historique. Les propositions que je fais découlent néanmoins d’analyses historiques documentées.

Je les formule en m’appuyant sur divers travaux qui nous font comprendre les évolutions récentes du capitalisme néolibéral. Les dégradations environnementales y apparaissent d’abord indissociables d’une explosion des inégalités. Il faut donc partir d’une réforme fiscale, principal outil de la redistribution. Mais la fiscalité dite « verte » est inefficace, car souvent régressive, comme on l’a vu avec les « gilets jaunes ». C’est pourquoi je suis les économistes, comme Thomas Piketty et d’autres, qui proposent de la remplacer par une fiscalité progressive : les plus gros pollueurs sont aussi les plus riches.

Un autre enjeu récent est l’essor de la génétique. Les OGM détruisent l’environnement en même temps qu’ils prolétarisent les travailleurs agricoles devenus des migrants sans protection sociale. Il faut abolir les brevets sur les semences et faire entrer les espèces traditionnelles au patrimoine de l’humanité. Pour cela, il faudra restaurer une recherche publique, aujourd’hui inféodée aux intérêts privés. De même, on ne pourra pas réformer les bourses de commerce ou le land grabbing : il faut les interdire tout simplement.

Pour pouvoir voter toutes ces mesures, il faut enfin plus de démocratie. Cela nécessitera de donner le droit de vote à tous les travailleurs, donc aux étrangers, mais aussi d’empêcher le rôle des lobbys dans le financement des partis politiques.